Amnesty International France

Commission Enfants

Procès Lubanga, au 4 avril 2010, où en est-on ?

(version pdf)


Thomas Lubanga sur le terrain et lors du premier jour du procès devant la CPI
(Photo provenant du site de RFI)

Petit rappel chronologique

Inculpation

Thomas Lubanga est inculpé de crime de guerre pour l'enrôlement, la conscription et l'utilisation pour une participation active, d'enfants de moins de quinze ans dans le conflit en Ituri entre septembre 2002 et août 2003. Il était le dirigeant de l'Union de Patriotes Congolais (UPC), principalement formé de l'ethnie Héma. Il aurait lutté, avec l'aide du Rwanda et de l'Ouganda contre les milices Lendu, entre autre le Front Nationaliste et Intégrationniste (FNI) de Mathieu Ngudjolo Chui et les Forces de résistance patriotique en Ituri (FRPI) de Germain Katanga. Le procès devant la CPI de ces derniers a par ailleurs commencé en janvier 2010. Avec Thomas Lubanga est aussi inculpé Bosco Ntaganda, qui est toujours en liberté, et qui combat actuellement au coté des armées régulières de RDC de Joseph Kabila.

Première partie du procès : janvier – juillet 2009

Le procès de Thomas Lubanga a débuté devant la CPI le 26 janvier 2009. Les procureurs ont présenté 28 témoins, dont trois experts, soit près de 74 heures d'audition durant 22 semaines. La présentation des témoins de l'accusation s'est terminée le 13 juillet 2009

La demande de requalification de l’acte d’accusation

A l'écoute des premiers témoignages, les avocats représentants 91 victimes, ont demandé en mai 2009 une requalification des charges contre l'accusé. Aux charges d'utilisation d'enfants soldats, ils ont demandé que soient ajoutées les accusations d'esclavage sexuel et de traitements inhumains. Les juges n'ont rejeté cette demande qu'en octobre 2009, avec comme justification qu'elle nécessiterait la reprise du procès à son début; on ne peut changer l'acte d'accusation au cours d'un procès. Cette opération allongerait la durée du procès au-delà d'un délai raisonnable.

Reprise du procès

Le procès a donc repris le 7 janvier 2010 après six mois d'interruption, par le témoignage de trois victimes et de deux experts, dont La secrétaire générale adjointe de l'ONU pour les enfants dans les conflits, Radhika Coosmaraswany demandé par les juges.

Les témoignages des victimes

Trois témoins ont été présentés par les avocats des victimes. Un ancien directeur, qui a raconté l'enlèvement des élèves de son école, et deux anciens enfants soldats, dont l'un a raconté les traitements réservés aux filles dans les camps d'entraînement de l'UPC

Les témoins de la défense

La défense a présenté 13 témoins depuis le 27 janvier 2010. L'axe principal de la défense consiste à tenter de démontrer que les témoins de l'accusation ont été amenés par des intermédiaires, à mentir aux enquêteurs du bureau du procureur, et qu'ainsi tous les témoignages de l'accusation sont des faux.

Quelques caractéristiques de la Cour pénale Internationale

Le procès de Thomas Lubanga est le premier procès se déroulant devant la Cour Pénale Internationale (CPI). Contrairement aux tribunaux internationaux spéciaux (ex-Yougoslavie, Sierra Léone, Rwanda) la présence de représentants des victimes est déterminante. Le juge Adrian Fulford est très pointilleux sur la procédure et le respect tant des témoins que du droit de la défense.

La cour ne juge que les crimes les plus graves

Conformément au statut de Rome, la CPI a pour fonction de juger pour des inculpations de crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocide. Il faut donc que l’une de ces inculpations soit suffisamment étayées, entre autres qu'elles se rapportent à des faits précis bien situés dans les lieux et dans le temps.

La cour ne juge que des inculpés qui ne peuvent être jugés dans leur propre pays

Le principe de subsidiarité fait que la CPI ne peut s'emparer que d'affaires qui ne peuvent pas être traitées par les juridictions des états concernés, soit parce que ses états n'ont pas les outils juridiques nécessaires, soit qu'ils n'en n'ont pas les moyens. La demande d'enquête préliminaire est faite par le conseil de sécurité ou sur initiative du procureur de la cour.

C’est une juridiction lourde et lente

Et souvent achronique, avec des nécessités de procédures qui sont incompatibles avec la demande de justice et de réparations des victimes et des populations concernées.
Par exemple, il paraît incompréhensible que la demande de requalification des charges contre Lubanga par l’ajout de mauvais traitements et d’esclavage sexuel aux chefs d’inculpation ait demandé plus de quatre mois pour avoir une issue négative. Surtout avec l’argument principal, que cela prolongerait au-delà du raisonnable la durée du procès.
On note aussi le « pointillisme » de forme mis en œuvre par le juge A. Fulford pour faire respecter les droits de l’accusé.
De plus, on ne peut y évoquer des faits ayant eu lieu avant la date précise de l'acte d'accusation. Le procureur a été interrompu par le juge lors de l’interrogatoire d’une des victimes, pour une question relative à un fait antérieur à 2002.

C’est une justice sans bras armé

C'est à l'état concerné de prendre les moyens d'arrêter les inculpés, ce qui entraîne une instrumentalisation de la justice internationale. La plupart des inculpés sont toujours en liberté. Cela laisse l’impression que ne comparaissent que les inculpés « en fin de course » ou des « sous-fifres » qui ne sont plus utiles aux pouvoirs politiques en place. Sinon, comment expliquer que Bosco Ntaganda est toujours dans la nature, au service de Kabila et avec la présence de la Forpronu ?

Les problèmes posés aux procureurs

Des faits précis

L'accusation doit s'appuyer sur des faits précis, documentés solidement, dates, lieux, personnes, noms. Elle se heurte alors à plusieurs obstacles.
• Le problème de la mémoire des témoins, surtout des anciens enfants soldats. Les évènements ont eu lieu en 2002-2003 il y a 9 ans. Un témoin de 22 ans en avait 13 à l'époque.
• Le problème du syndrome post traumatique (SPT): une experte a rappelé que l'un des symptômes liés aux traumatismes subis était la fuite de la "reviviscence" des évènements (refus d'évoquer les évènements, douleur physique et psychologique extrême à cette évocation), la "globalisation" des stimuli sensoriels et la confusion des différents évènements. Un témoin de l'accusation refusera ainsi de poursuivre son témoignage, parce que trop douloureux.
• La restriction de l'acte d'accusation. Nécessaire pour s'appuyer sur des faits précis, l'accusation ne peut évoquer que le cas d'utilisation d'enfants soldats, alors qu'à l'évidence des témoignages évoqueront la perpétration de massacres, de viols et d'actes de torture.

Limiter le nombre des témoins

Paradoxalement, il aurait été inutile pour l'accusation de présenter une kyrielle de témoins qui auraient rapporté la même histoire, et pourtant c'est aussi dans la répétition et l'accumulation de faits semblables que pourrait reposer la charge.

Disposer de témoins fiables

C'est le point d'attaque des avocats de la défense. Bien sûr l'accusation se heurte à la fragilité des témoignages du au SPT évoqué plus haut, mais aussi au problème des noms propres comme l'a expliqué un expert en janvier 2010 dans un pays où l'état civil est parcellaire, et les changements de patronyme fréquents.
S'ajoutent les problèmes liés au dépaysement: être transporté plusieurs jours à La Haye, placé dans un hôtel spécial, protégé par des policiers, pour quelques heures de déposition, sous le feu des questions de l'interrogatoire et du contre-interrogatoire est une épreuve déstabilisante pour un paysan du Nord-est de la RDC.
Dans une interview donnée à Wairagala Wakabi que l'on peut lire sur le site internet du procès, Béatrice Le Fraper du Hellen, responsable de la Division de la complémentarité et de la coopération entre les juridictions cite aussi le fait que nombres d'anciens enfants soldats, les filles principalement, ne sont plus des personnes crédibles actuellement. Prostituées dans les rue de Bunia ou Kinshasa, rejetées par leur famille et leur village, dépendantes de la drogue, elles auraient du mal à être entendues dans l'enceinte de la cour internationale.
De plus, Béatrice Le Fraper du Hellen a rappelé que les témoins étaient mis en présence de Thomas Lubanga, sans protection de voix ni de visage, que l'accusé souriait, faisait des signes au public, faisait beaucoup de gestes et d'expressions, que les enfants étaient terrifiés en témoignant devant lui.

Le climat de peur

Au travers des témoins présentés par la défense, on sent que règne encore en Ituri un climat de peur. Comment demander à un jeune Héma, de témoigner contre un chef Héma qui possède beaucoup de partisans au pays. Cette personne sera considérée comme traitre dans son village. Des témoins de la défense, disant qu'on les avait amené à mentir aux enquêteurs du bureau du procureur ont bien affirmé que leur revirement était consécutif à des menaces provenant de personnes de leur famille et de proches. Certains ont dit qu'ils avaient accepté de témoigner à charge contre la possibilité d'être déplacés à Kinshasa ou dans un pays voisin. L'un a raconté qu'il avait été forcé de se réfugier en forêt devant la menace de membres de sa famille lorsqu'ils ont appris qu'il témoignait pour le procureur.

Le problème des intermédiaires

Lors de l'enquête préliminaire, pour obtenir des témoignages, les enquêteurs du bureau du procureur ont fait appel à des intermédiaires. Ces personnes, qui travaillent pour des ONG, ou sont de simples militants des droits humains, tentent de trouver des témoins fiables acceptant de rencontrer les enquêteurs et de venir témoigner à La Haye. On comprend la difficulté de trouver ces témoins et les risques pris par ces intermédiaires. Les avocats de la défense ont fortement attaqué ces intermédiaires, faisant entendre qu'ils avaient incité des personnes à mentir aux enquêteurs.

La stratégie de la défense

Dès la reprise du procès, Maitre Mabille, avocate de Thomas Lubanga a annoncé qu'elle s'attachera à démontrer que les témoignages de l'accusation étaient mensongers. Elle a aussi prétendu que, sans nier la réalité de l'utilisation d'enfants soldats par l'UPC, son client n'en était pas responsable, et qu'il n'avait pris aucune décision dans ce domaine.
A l'heure actuelle, si d'après le peu entendu en audience publique, elle est arrivée à instiller le doute sur les témoignages de l'accusation, rien n'a été dit sur les responsabilités de Thomas Lubanga dans le recrutement et l'utilisation d'enfants soldats par l'UPC.

Le déroulement des débats

Cependant, la nécessité de protéger l'anonymat des témoins a fait en sorte qu'en dehors des dépositions des experts, la plupart des témoignages s'est fait à huis clos. En plus de la déformation des voix et des visages des déposants, le public n'a pas pu accéder à grand-chose de ce qu'ils ont dit au tribunal.

Philippe Brizemur Amnesty International France, Commission Enfants

Sources:

Les minutes du procès: site de la CPI.
http://www2.icc-cpi.int/Menus/ICC/Situations+and+Cases/Situations/Situation+ICC+0104/Related+Cases/ICC+0104+0106/Transcripts/Trial+Chamber+I/

Des articles de journalistes suivant le procès (en anglais). http://www.lubangatrial.org/
La présentation des journalistes qui suivent le procès: http://www.lubangatrial.org/contributors/#4

On peut aussi consulter:
Le site de Human Right Watch en français: http://www.hrw.org/fr/news/2009/01/23/le-proc-s-de-thomas-lubanga-la-cour-p-nale-internationale
On peut aussi visionner un résumé vidéo de la première journée du procès sur le site de la FIDH: http://blog.gardonslesyeuxouverts.org/post/2009/01/26/Resume-video-de-laudience-du-26-janvier-2009